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ENTRETIEN DE LUC MICHEL AVEC KORNEL SAWINSKI : ‘JEAN THIRIART, LA GEOPOLITIQUE ET L’EURASIE’ (ARCHIVES 2009)

Partie I

Entretien de Luc MICHEL avec Kornel SAWINSKI :

JEAN THIRIART,
LA GEOPOLITIQUE ET L’EURASIE

Réalisée dans le cadre de la préparation d’une
Thèse de doctorat de Sociologie
soutenue devant la Faculté des Sciences Sociales
de l’Université de Silésie (Katowic, Pologne)
par Kornel SAWINSKI.

« Jean Thiriart, s’adressait à Andropov au début des années 80 dans son traité L’Empire euro-soviétique de Dublin à Vladivostok, destiné à devenir le manuel géopolitique des « patriotes » russes modernes »
(Dr Alexander YANOV,
« The Puzzles Of Patriotic Communism »,
Boston, 1996)

« Le phénomène « national-bolchévique » est né et s’est structuré, il y a plus de dix ans, au cœur de notre Pays noir. Les nationaux-bolcheviques du PCN ont rhabillé de neuf une théorie paneuropéenne, dont se réclament d’autres mouvements politiques ».
(Manuel ABRAMOWICZ, Hebdo « TELE-MOUSTIQUE », Bruxelles, 3 septembre 1993)

* Kornel SAWINSKI :
Quelle place la géopolitique occupe-t-elle dans la pensée de Jean THIRIART ?
Quelle définition en a-t-il donnée lui-même ?

LUC MICHEL : THIRIART ne donnait pas à proprement parler de définition. Pour Jean THIRIART, la géopolitique (1) est avant tout un instrument opératoire, c’est à dire une science qui définit les conditions de viabilité d’un Etat. THIRIART est un partisan de l’Etatisme, pour lui la notion centrale – on y reviendra – est l’Etat. Le but de cet Etat est d’être un cadre de départ, de même que la Nation, la Nation européenne, ou la Grande-Europe eurasienne de Vladivostok à Reykjavik, est un cadre de départ. Le moyen de mettre en œuvre un projet de société – une société de type socialiste reposant sur une vision du monde –, c’est à dire une vision dont le but est de développer un Homme nouveau. On rejoint d’ailleurs un des thèmes du Stalinisme, le but de THIRIART est aussi un homme nouveau, il parle même d’un « homme mutant ou prévisionnel », c’est à dire d’un homme qui échappe à son comportement animal.
Pour pouvoir mettre en œuvre un socialisme viable, pour pouvoir développer une vision alternative du monde de l’homme, il faut un Etat dont la puissance garantisse la liberté. Le rôle de la géopolitique est de définir les limites et les conditions d’existence de cet Etat. Un Etat, évidemment, de grande dimension, puisque THIRIART est un géopoliticien des grands espaces, il croit en des Etats de dimension continentale, avec de très grandes sphères d’influence.

* KORNEL SAWINSKI :
THIRIART reste méconnu en Europe occidentale alors qu’il est une référence de premier plan en Russie.
Comment expliquez-vous celà ?

LUC MICHEL : En dehors des cercles spécialisés, THIRIART est effectivement méconnu en Europe occidentale où l’impasse a été volontairement et systématiquement faite sur ses thèses. Il n’en va pas de même en Russie où il inspire aussi bien les théories géopolitiques et économiques des nationaux-communistes de ZIOUGANOV que les concepteurs des thèses eurasistes mises à l’honneur par le président POUTINE. Le Manuel d’instruction géopolitique pour les officiers russes lui consacre un long chapitre élogieux.
Au début des Années 80, THIRIART fonde avec José QUADRADO COSTA et moi-même l’Ecole « euro-soviétique » où il prône une unification continentale de Vladivostok à Reykjavik sur le thème de « l’Empire euro-soviétique » et sur base de critères géopolitiques.
Théoricien de l’Europe unitaire, Thirart a été largement étudié aux Etats-Unis, où des institutions universitaires comme le « Hoover Institute » ou l’ « Ambassador College » (Pasadena) disposent de fonds d’archives le concernant.
Ce sont ses thèses antiaméricaines « retournées » que reprend largement BRZEZINSKI, définissant au bénéfice des USA ce que THIRIART concevait pour l’unité continentale eurasienne (2).
Le succès médiatique des emprunts de HUNTINGTON ou de BRZEZINSKI comparé au silence pesant qui entoure en Occident des théoriciens comme THIRIART s’explique par le monopole médiatique américain. A l’antique « ex Oriente lux » a visiblement succédé un « Ex America lux ».

* KORNEL SAWINSKI :
Pourquoi THIRIART a-t-il choisi l’Europe ?

LUC MICHEL : La pensée de THIRIART, qu’on appelle le Communautarisme européen – il est en effet le premier théoricien de notre idéologie – est une pensée de type universaliste. Le but final du Communautarisme européen (3) n’est pas de créer un Etat national-européen, celui-ci n’est qu’un point de départ, mais de créer un Etat universel.
L’Etat universel est une notion développée par Ernst JÜNGER à l’époque où celui-ci travaillait et militait aux limites de la galaxie national-bolchévique allemande (4) ; il a développé le thème de l’Etat universel dans deux livres fondamentaux : DER ARBEITER (LE TRAVAILLEUR) (5), publié en 1932 et L’ETAT UNIVERSEL, publié en français en 1960 (6), mais dont on oublie trop souvent qu’il était en fait une base programmatique pour l’Allemagne nouvelle qui aurait dû naître, si les patriotes du 20 juillet 1944 avaient réussi à renverser le nazisme. Vous savez d’ailleurs que JÜNGER était un proche des frères VON STAUFFENBERG et qu’il a vécu dans une maison près de leur château toute la période de l’après-guerre. Jünger a été un des grands opposants au Nazisme, il ne faut pas l’oublier (7).
Quel est le concept de l’Etat universel chez Jünger ? JÜNGER pense que au XXIème ou au XXIIème siècle, le combat politique va se résumer au combat pour deux ou trois visions du monde incarnées dans des Etats : la civilisation américaine, probablement une civilisation collectiviste qu’il voyait à l’époque en Russie ou en Chine, et une civilisation européenne – celle que nous défendons –, qui prône la primauté de l’individu mais dans un cadre socialiste. Que dit Jünger ? C’est qu’à la fin, la lutte verra un des systèmes s’imposer sur la planète et arriver alors l’Etat universel. Nous plaçons la perspective du Communautarisme européen dans cette perspective du combat pour l’Etat universel. C’est la raison pour laquelle, nous sommes des socialistes et pas des nationalistes. Pourquoi ? Parce ce que, pour nous, la nation, c’est le cadre dans lequel nous allons développer une vision du monde et un projet de société, le projet communautariste, le socialisme, l’Homme nouveau. Cet Homme nouveau qui est l’objectif ultime des théories de THIRIART.
Le concept de THIRIART est donc l’Etat universel, mais en même temps il estimait que le seul cadre de départ viable était l’Europe. Cela, pour deux raisons, positives et négatives :
la raison négative tient à la subordination de l’Europe à l’impérialisme américain. THIRIART estimait que l’Europe était « le deuxième poumon de l’impérialisme américain » et que si on retirait la puissance industrielle et militaire de l’Europe occidentale, on faisait à nouveau des Etats-Unis une puissance régionale de second ordre. Notez qu’un géopoliticien américain, Zbigniew BRZEZINSKI développe exactement la même thèse dans LE GRAND ECHIQUIER (1997).
La deuxième vision de l’Europe de THIRIART comme élément essentiel pour développer son projet est que l’Europe – conçue comme Eurasie, de Vladivostok à Reykjavik et de l’Atlantique jusqu’au Sahara – était le seul Etat qui disposait d’une puissance nécessaire pour pouvoir prétendre à l’hégémonie mondiale.
THIRIART a été excessivement marqué par l’école géopolitique américaine et par les prétentions de l’impérialisme américain à la domination mondiale. Il citait fréquemment un auteur américain, conservateur, mais venu du trotskysme, James BURNHAM, le père méconnu des Neocons, qui a sorti en 1943 THE STRUGGLE FOR THE WORLD, publié en français sous le titre POUR LA DOMINATION MONDIALE (8), et où s’affirme, contrairement à d’autres écoles géopolitiques, la volonté d’un modèle à vocation universelle sur l’ensemble de la planète.
La réflexion de THIRIART est d’opposer à ce modèle américain un modèle européen et communautariste, lui aussi universel. Il pensait que seule l’Europe était seule à même, par sa dimension, sa puissance industrielle, sa puissance scientifique, sa puissance humaine aussi, de développer ce projet. THIRIART a affirmé à plusieurs reprises que « l’Europe portait le destin du monde ». Notez que dans les milieux anti-américains d’Amérique Latine, un ami proche de Jean THIRIART, le général PERON développait exactement la même thèse sur le rôle capital de l’Europe dans le combat contre l’impérialisme américain (9). C’est une idée qui d’ailleurs a connu un développement important, puisque via les réseaux du PCN, c’est une thèse qui est développée aujourd’hui, par exemple, par le Mouvement des Comités Révolutionnaires à Tripoli en Libye.

*KORNEL SAWINSKI :
Je voudrais revenir en arrière afin de comprendre les conceptions qui ont marqué la pensée géopolitique de THIRIART.
Quels seraient pour vous les courants et les penseurs qui ont vraiment marqué toutes ses réflexions géopolitiques ?

LUC MICHEL : Au niveau de la géopolitique, il y a plusieurs écoles. Mais il faut savoir que le jeune THIRIART vient d’une famille très politisée, puisque ses parents étaient membres du Parti Communiste, il a milité très jeune dans les jeunesses antifascistes, il a milité au Parti Communiste, il a participé à des opérations du Kominterm de soutien aux Républicains pendant la Guerre d’Espagne et la formation de THIRIART se fait essentiellement entre 1930 et 1940 (10). THIRIART est influencé par tout le courant paneuropéen de ces années- là, notamment par le premier mouvement JEUNE EUROPE, le MOUVEMENT PANEUROPEEN de COUDENHOVE-KALERGI, les différentes mouvances pro-européennes qui existent en France et en Belgique, et particulièrement celle réunie autour de l’économiste François DELAISI.
Mais la base de l’accession de Jean THIRIART à la science géopolitique est le théoricien allemand FICHTE. FICHTE, qui est le théoricien de l’Etat commercial fermé et des premières thèses géopolitique en Allemagne, est un contemporain de la Révolution française. Vous devez savoir que Jean THIRIART devient à la fin des années 30 le correspondant d’un institut universitaire de Hambourg qui s’appelle le FICHTE BUND.
Je voudrais vous donner quelques éléments pour appréhender cet organisme (11). Vous savez qu’en 1919 est lancé un mouvement en Allemagne : le National-communisme de Hambourg, autour de deux leaders de l’extrême-gauche allemande, Wolfheim et Lauffenberg. Ceux-ci deviennent les leaders d’un parti à l’extrême-gauche du KPD (le Parti communiste allemand) qu’on appelle le KAPD (Kommunistiche Arbeiter Partei Deutschlands, le Parti Communiste Ouvrier Allemand). Ce Parti va devenir, jusqu’en 1924, le grand rival du KPD et va même ― c’est un exemple unique ― être admis comme organisation observatrice de l’Internationale Communiste, la IIIème Internationale, le KOMINTERN, dont pourtant le principe était de n’accepter qu’une organisation par pays. Le mouvement va rapidement péricliter, notamment parce que le KOMINTERN impose le KPD contre son rival le KAPD, parce que ce petit parti est animé par différentes tendances incompatibles. Wolfheim et Lauffenberg vont continuer à avoir une action dans les milieux que l’on appelle ceux du National-communisme ou du National-bolchevisme allemand et vont notamment créer en 1922 un institut de recherche géopolitique : le FICHTE BUND à Hambourg.
Lorsque survient l’avènement du IIIème Reich, l’immense majorité des Nationaux-bolcheviques et des Nationaux-communistes vont s’intégrer à la résistance antinazie et souvent créer les premiers réseaux (12). On connaît le réseau WIDERSTAND de NIEKISCH, on connaît l’Orchestre rouge qui est dirigé par les Nationaux-bolchéviques Schulze-Boysen et Harnack. On connaît moins ce que sont devenus d’autres protagonistes (13) : LAUFFENBERG, lui est mort lorsque les nazis ont pris le pouvoir et son bras droit, WOLFHEIM, qui est juif, est l’un des cadres dirigeants du groupe LA NATION SOCIALISTE de Karl-Otto PAETEL. Le 5 février 1933, cinq jours après la prise de pouvoir nazie, est lancée la première vague d’arrestations et elle vise, on l’ignore le plus souvent, les milieux nationaux-bolchéviques, et particulièrement le groupe de PAETEL, car il est un groupe de jeunes activistes. WOLFHEIM est arrêté, il porte à la fois le triangle rouge et l’étoile jaune dans les camps de concentration et il disparaît dans la nuit et le brouillard des camps nazis. Exceptions : de très rares groupes de Nationaux-bolchéviques vont eux s’intégrer au système nazis, ils vont le faire dans un but de résistance, d’infiltration et créer des réseaux souterrains. Le plus méconnu de tous est le GROUPE HIELSCHER de Friedrich HIELSCHER qui est un ami de NIEKISCH et de Ernst JÜNGER et qui arrive à la direction de L’AHNENERBE, qui est l’institut de recherche racial et scientifique de la SS. Mais au sein de L’AHNENERBE, HIELSCHER a formé un groupe de résistance qui aide les juifs, et il est reconnu en Israël comme Juste parmi les Nations. En 1945, d’ailleurs, il n’est pas du tout inquiété et il participe comme témoin au procès de Nuremberg. Ce que certains protagonistes n’ont pas compris : comment un haut dignitaire SS pouvait ne pas être poursuivi. Tout simplement parce que son mouvement résistait de l’intérieur. Il y a eu de nombreux autres groupes qui ont suivi ce chemin-là. Sur le FICHTE BUND, on ne possède que très peu d’éléments, on ne sait pas si le ralliement au national-socialisme était sincère, mais en 1939, ils animaient un réseau universitaire dans toute l’Europe, et qui développait des bases géopolitiques qui ont été celles d’une partie de l’opposition interne au national-socialisme, c’est-à-dire les milieux qui étaient partisans, non pas de la croisade à l’Est ou du racisme anti-slave, mais d’une entente russo-allemande pour éjecter les puissances anglo-saxonnes d’Europe.
C’est là que Jean THIRIART, très jeune – vous savez qu’en 1940, il n’a que 18 ans, en 1939, 17 ans – il me l’avouera lui-même dans plusieurs conversations –, découvre la géopolitique, découvre les grands géopoliticiens alors à la mode en Allemagne, comme Karl HAUSHOFER et Anton ZISCHKA.
THIRIART est également marqué d’une manière très importante par les théories de Friedrich LIST (14). C’est un géopoliticien allemand, mais qui a fini sa vie aux Etats-Unis et qui était humilié par l’état de division de l’Allemagne. Comme THIRIART et moi-même sommes humiliés de l’état de division et de colonisation de l’Europe occidentale. Friedrich LIST est le théoricien du Zollverein, qui est l’union économique des Etats allemands qui a préparé et favorisé l’unification allemande de 1870 par la Prusse. Friedrich LIST est très intéressant pour la pensée de THIRIART puisqu’il est, comme FICHTE, le théoricien des espaces économiques autarciques fermés, ce qui est une des thèses principales de THIRIART et de notre Communautarisme européen et aussi de tous les théoriciens de l’Eurasisme moderne, notamment en Russie aujourd’hui.
A propos de Karl HAUSHOFER, il faut savoir que THIRIART en avait une vision extrêmement critique. Il était en effet issu des milieux pangermanistes et notamment de la fameuse « société Thulé », d’où venaient de nombreux cadres du nazisme comme ROSENBERG, HITLER ou Rudolf HESS et sa vision géopolitique de l’Europe est une vision « racialiste » ou raciste. HAUSHOFER – c’est ce que lui reprochait THIRIART – est extrêmement méprisant pour les peuples de la Méditerranée, pour les peuples de l’Europe du Sud et HAUSHOFER conçoit l’expansion vers l’Eurasie avec une domination germanique sur les peuples slaves. Donc, THIRIART n’est absolument pas un disciple d’HAUSHOFER.
Le dernier théoricien qui a influencé THIRIART est Anton ZISCHKA. ZISCHKA quasiment plus personne ne le connaît aujourd’hui, mais c’était un des théoriciens à la mode dans l’Allemagne – et la France aussi – des années 30. Certains auteurs français en font par erreur le géopoliticien du IIIème Reich, ce qu’il n’était pas du tout, puisque Zischka défend une vision de la Méditerranée, de l’Eurafrique ― sur laquelle je vais revenir ― et de la grande-Europe eurasienne, sur des critères qui ne sont absolument pas raciaux, mais qui sont des critères géopolitiques et géoéconomiques. Parmi les grandes idées que développe ZISCHKA, il y a le concept d’Eurafrique, il y a la soudure des deux Europes ― l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est ―, qui est un des concepts clés de la pensée de Jean THIRIART dans sa version première des années 60 et 70, qui est aussi partagée par un des grands théoriciens du mouvement paneuropéen d’avant-guerre en Belgique : François DELAISI (15). ZISCHKA est aussi le théoricien de la lutte de l’Etat commercial fermé contre les trusts et les monopoles. On notera aujourd’hui avec amusement les nouvelles théories sur l’Eurafrique que développe la présidence SARKOZY en France autour du concept direct d’Eurafrique, mais aussi de la maison méditerranéenne unie. Ces thèses sont directement tirées du livre de ZISCHKA, publié en Allemagne en 1938 mais en français en 1952, AFRIQUE, COMPLEMENT DE L’EUROPE, et dont une réédition a été effectuée en France en 1992 (16). Je pense ici avoir fait le tour des principales théories.

* KORNEL SAWINSKI :
Et MACKINDER, a-t-il influencé THIRIART ?

LUC MICHEL : Il y a évidemment derrière tout ça un autre géopoliticien dont il faut parler . C’est évidemment le théoricien américain MACKINDER. Puisque Jean THIRIART, comme l’allemand Carl SCHMITT, fait reposer la géopolitique sur l’opposition entre Terre et Mer ― qui est le titre d’un des livres de Carl SCHMITT et d’une des thèses de MACKINDER ― et oppose un Etat continental ― la grande-Europe ou l’Eurasie ― à une thalassocratie : alors les puissances anglo-saxonnes et, aujourd’hui, les Etats-Unis.
La base non seulement de la pensée géopolitique mais de la pensée politique de Jean THIRIART est la reconstitution de l’Empire romain et d’une « Pax Romana », et notez que le conflit classique entre la Terre et la Mer, c’est le conflit historique entre l’Empire romain et la thalassocratie carthaginoise.
Beaucoup d’auteurs aujourd’hui commettent d’ailleurs un contresens parce qu’ils ne connaissent que l’Histoire et pas la géopolitique, notamment à l’extrême-gauche, des gens comme Toni NEGRI, qui parlent des Etats-Unis comme d’un nouvel Empire romain (sic). Les Américains, c’est Carthage !!! Avec l’impérialisme carthaginois, ils partagent le recours à des armées de mercenaires, la domination par une oligarchie, non pas politique, mais économique et une vision qui consiste non pas à diffuser une culture, mais à piller la planète.
Vous savez qu’il ne reste rien de la civilisation carthaginoise aujourd’hui, nous parlons et vivons encore, par contre, la civilisation romaine et les locuteurs des langues latines, du Québec jusqu’au Dniester, sont encore aujourd’hui des gens qui vivent dans le monde idéologique et mental romain. J’ajoute que l’Allemagne également, puisque depuis le Saint-Empire Romain germanique l’Allemagne est imprégnée notamment des théories et du droit romain et en Russie, qui se veut la Troisième Rome, c’est également l’héritage de Rome et de Constantinople, la seconde Rome.

* KORNEL SAWINSKI :
Question ambiguë, volontairement provocatrice : faut-il, selon vous, rattacher THIRIART à l’Eurasisme, et si oui, comment ?

LUC MICHEL : Ce serait mettre la locomotive après les wagons ! Je dirais donc qu’il ne faut pas le rattacher, mais il faut mettre en valeur ― ce que ne font pas actuellement les auteurs, comme Marlène LARUELLE qui étudie l’Eurasisme ― le rôle pivot central des idées de Jean THIRIART dans la redéfinition de l’idéologie eurasiste après 1990.
Les Eurasistes sont, à l’origine, un courant idéologique qui est né dans l’immigration russe des années 20 et qui a existé dans les années 20 et 30 (17) (18). Les Eurasistes, à l’époque, dans la lignée de l’opposition entre Européistes et Slavophiles dans la Russie du XIXème siècle sont opposés à l’Europe. Ils opposent un monde russe eurasiatique à une Europe occidentale. Je n’insisterai pas sur le sujet de l’Eurasisme, ce n’est pas le but de votre question, mais je voudrais souligner que l’Eurasisme resurgit en Russie et dans d’autres pays européens, à partir de 1990. Il a en fait été sorti des limbes des idéologies mortes par notre courant idéologique.
Un Mémoire universitaire (19), présenté en 2004 à l’Université de Liège (Belgique) par Jean-Marc LARBANOIS met cette antériorité en valeur dans le domaine de la redécouverte des Thèses « Eurasistes », qui sont l’une des caractéristiques du « National-communisme » moderne. LARBANOIS met aussi l’accent ,sans discussion aucune, sur le rôle précurseur du PCN. Evoquant ainsi « CONSCIENCE EUROPEENNE » n° 9 (1984), « consacré à la critique du concept de nationalité dans les théories marxiste-léninistes », il précise que cette « étude est consacrée à un sujet, à l’époque, complètement ignoré dans l’espace francophone, c’est-à-dire : l’Eurasisme. Cette idéologie va faire son grand retour en Russie, après la chute de l’URSS, dans les milieux nationalistes, nationaux-communistes, nationaux bolcheviques et traditionalistes, ainsi que dans certains cercles militaires. Voilà ce que préfigure de façon très nette les théories de Thiriart et des nationaux-bolcheviques ».
Vous savez que c’est notre collaborateur espagnol, aujourd’hui disparu, José QUADRADO COSTA qui en 1984, dans une étude intitulée INSUFFISANCE ET DEPASSEMENT DU CONCEPT MARXISTE-LENINISTE DE NATIONALITE, publiée dans un numéro spécial de notre revue CONSCIENCE EUROPEENNE (20), a effectivement été le premier en Europe occidentale à avoir reparlé des Eurasistes. Pas seulement des Eurasistes d’ailleurs mais aussi des milieux qui leurs sont liés, notamment le National-bolchévisme russe de l’immigration, celui d’USTRIALOV.
A partir de 1991-92, les idées de THIRIART, qui ont été diffusées en Russe et en URSS pendant toutes les années 80, émergent en Russie, notamment à l’occasion du voyage que fait THIRIART en Russie en août 1992, où il rencontre notamment ZIOUGANOV, LIGATCHEV (21), de nombreux géopoliticiens, une personnalité clé à l’époque, qui est le colonel ALKNIS qu’on va retrouver notamment plus tard à RODINA, et Alexandre DOUGUINE qui est alors peu connu et qui va se servir de la visite de Jean THIRIART comme d’un tremplin pour ses idées personnelles (22).
Ce que les commentateurs modernes de ce que l’on appelle le Néo-eurasisme en Russie n’ont pas souligné, c’est que THIRIART va en fait révolutionner le concept d’Eurasisme en résolvant la question centrale qui était celle des Eurasistes des années 30, c’est-à-dire l’opposition entre l’Europe et la Russie.
Ce que dit THIRIART, c’est que l’opposition n’a plus lieu entre l’Europe et la Russie, mais entre une grande-Europe eurasiatique de Vladivostok à Reykjavik, fusion de l’Union Européenne et de l’Union Soviétique ― THIRIART parlait dans les années 80 d’empire euro-soviétique ―, et l’ennemi occidental n’est plus l’Europe, mais l’Amérique. A partir de ce moment là, l’Eurasisme se redéfinit autour d’un niveau pivot qui est l’intégration eurasiatique jusqu’à l’Atlantique ― ce que certains appelleront plus tard l’axe Paris-Berlin-Moscou ― et en opposition aux Etats-Unis.
Si on compare les théories de Jean THIRIART avec l’Eurasisme des années 20 et 30, il y a quelque points de convergence, mais qui sont liés au monde général de ce que l’on pourrait appeler la mouvance national-bolchevique, qui pour nous ne reprend pas seulement le National-bolchevisme russe de l’immigration ou allemand, mais aussi et surtout le National-bolchevisme stalinien qui est considéré par l’école universitaire américaine ― celle des professeurs BRANDENBERGER et BRUDNY, bien méconnus et passés sous silence dans le monde universitaire occidental et singulièrement français ― comme l’essence même du National-bolchevisme. Quels sont ces points communs ? C’est la nécessité d’un Etat puissant, la nécessité d’une économie dirigée de type socialiste, mais laissant une petite place à l’économie de marché, c’est la théorie géopolitique des grands espaces, ce sont les principes de l’espace économique fermé (23).
Mais si on met en rapport les idées de Jean THIRIART avec le Néo-eurasisme moderne, on constate que les théories de DOUGUINE mais aussi de PARADINE et d’autres ne sont qu’une copie dénaturée des théories géopolitiques esquissées par L’ECOLE EURO-SOVIETIQUE (24) dans les années 80. Tout ceci se démontre textes et publications datées à l’appui et surtout lorsque l’on replace les textes dans leur véritable chronologie de publication.
Je ferais deux remarques encore, si vous le voulez bien, sur le même sujet. On peut par contre constater d’importantes affinités entre THIRIART et ce que l’on a appelé l’Eurasisme marxiste, la tendance dite « de Clamart » du nom d’une petite ville près de Paris où était installée leur centrale, qui est beaucoup plus proche des thèses THIRIARTiennes, notamment du fait que THIRIART soit athée et matérialiste, comme je le suis moi-même, comme le sont les principaux penseurs du Communautarisme européen et que dès lors nous avons peu de sympathie pour le fatras idéologique et ésotérique qui accompagne le Néo-eurasisme dans la Russie actuelle.

* KORNEL SAWINSKI :
Marlène LARUELLE oppose différents courants néo-eurasistes,
Où se situe selon vous le vrai clivage entre courants eurasistes ?

LUC MICHEL : Lorsque l’on étudie les textes de Marlène LARUELLE, puisque c’est la spécialiste, aujourd’hui, dans les milieux universitaires français de l’Eurasisme, on constate une chose : elle oppose différents courants néo-eurasistes, notamment un courant néo-eurasiste fasciste qui est celui de DOUGUINE, etc,
Moi je pense que le clivage n’est pas celui-là. Le clivage qui est celui de la Russie d’aujourd’hui, de la Russie de 2006, de 2007 ou de 2008, c’est entre une ligne eurasiste géopolitique réaliste, c’est celle de Jean THIRIART, où la géopolitique est un instrument de puissance au service de l’Etat, un instrument d’analyse dans les rapports internationaux et une ligne que je qualifierais de néofasciste eurasiste qui est en fait celle développée principalement par DOUGUINE et qui conjugue, finalement, les thèses simples géopolitiques de THIRIART avec un fatras idéologique et ésotérique qui disqualifie ces mêmes thèses dans les milieux sérieux.

* KORNEL SAWINSKI :
Dans ses années de voyages à Moscou et vu son influence sur les thèses de THIRIART dans les années 90, on a parfois confondu ou évoqué les liens de THIRIART avec la « Nouvelle Droite ».
Qu’avez-vous à dire à ce propos ?

LUC MICHEL : Très simplement, ni Jean THIRIART, ni notre courant n’ont jamais appartenu à la Nouvelle Droite, et nous en avons été le plus souvent des adversaires. La Nouvelle Droite appartient justement à ce fatras idéologique que développe DOUGUINE, à base non pas seulement de politique mais de littérature et d’ésotérisme, avec des personnages néfastes comme l’Italien EVOLA, comme le Français GUENON qui n’appartiennent pas pour nous au monde de la politique mais au monde de la psychiatrie idéologique. Au cours des années 80, la Nouvelle Droite s’est emparée d’un certain nombre de thèses de Jean THIRIART, essentiellement ses thèses géopolitiques et elle les a purement et simplement copiées en se les attribuant.
Vous devez savoir que les thèses géopolitiques de THIRIART ― nous y reviendrons ― ont été développées dès les années 60, notamment la thèse de la Grande-Europe de Reykjavik à Vladivostok qui apparaît sous la plume de Jean THIRIART dès 1960 et, de façon théorisée, dès 1964 (25). A ce moment là, des gens comme Alain DE BENOIST développaient le thème d’un mondialisme blanc, c’est-à-dire d’un grand monde blanc racialiste, allant, selon leur slogan de l’époque, de San Francisco à Vladivostok (sic). Ce sont des théories qui sont encore développées aujourd’hui par des gens, notamment TERRE ET PEUPLE, qui sont ce que j’appelle les maniaques de la guerre raciale identitaire. Il y a notamment un mouvement actuellement proche de la Nouvelle Droite qui s’appelle Eurorus et qui développe, notamment avec des fantaisistes comme Guillaume FAYE, l’ex « Skyman » du microcosme parisien, des thèses qu’on assimile à tort à THIRIART, mais qui sont en fait celles issues de ce grand mondialisme blanc. La théorie de THIRIART n’a rien à voir avec la race, et dans la Grande Europe ou la Grande Eurasie telle qu’il la conçoit, il y a de la place en toute égalité pour des peuples arabes, asiatiques, turcs ou africains.
La Nouvelle Droite va avec beaucoup de malhonnêteté s’emparer de ces thèses et le seul auteur qui va dénoncer cela est TAGUIEFF – le TAGUIEFF qui n’avait pas encore viré pamphlétaire sioniste – dans son livre sur la Nouvelle Droite (26) qui rendait à César ce qui appartient à César et à Jean THIRIART ce qui lui revenait.
Lorsque THIRIART effectue son voyage en août 1991, il s’agit d’un voyage organisé par lui-même, avec l’aide du PCN, et qui vise à entrer en contact principalement avec l’opposition national-communiste de l’époque et qui permettra à THIRIART de rencontrer les figures de proue de l’Opposition politique et intellectuelle. Au même moment, un certain nombre de groupes liés à la Nouvelle Droite, en France et en Italie, notamment de Benoist et d’autres, organisent des voyages qui n’ont rien à voir avec celui de THIRIART. Ils y rencontrent des seconds couteaux de l’opposition et l’affaire tournera court pour eux en quelques mois. Ce que constatera LE MONDE DIPLOMATIQUE.
THIRIART est décédé en novembre 1992, et la dernière activité politique que j’ai eue avec lui fut d’envoyer une série de droits de réponse à la presse russe, où THIRIART exprimait tout le mépris qu’il avait pour la Nouvelle Droite française et européenne. Je vous ai d’ailleurs remis des exemples de journaux russes qui ont publié ces lettres-là. Lorsque certains chercheurs ou journalistes européens ont écrit sur ces voyages ― notamment le MONDE DIPLOMATIQUE ―, ils se sont laissés prendre par l’assimilation menée par les propagandistes de la Nouvelle Droite et THIRIART s’est donc retrouvé bien malgré lui assimilé à un milieu qu’il méprisait profondément et qui nous est étranger politiquement et idéologiquement.
En ce qui concerne les rapports de THIRIART avec DOUGUINE : DOUGUINE est celui qui a, il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître, popularisé les thèses géopolitiques et le nom de THIRIART en Russie, mais lorsque l’on passe sur le reste des idées politiques de DOUGUINE, cela n’a plus rien à voir, ni avec THIRIART, ni avec notre courant.

* KORNEL SAWINSKI :
Question de clarification conceptuelle : quelles sont les conceptions de THIRIART de la puissance de l’Etat et de la Nation ?

LUC MICHEL : La base de la conception nationale de THIRIART est le Jacobinisme français. THIRIART se définissait d’ailleurs lui-même comme un Jacobin de la plus grande Europe (27).
Petite parenthèse : c’est une des raisons, d’ailleurs, pour laquelle il n’y a aucune affinité idéologique possible entre lui et la Nouvelle Droite, puisque la Nouvelle Droite est profondément antijacobine et qu’elle défend l’Europe aux cent drapeaux, c’est-à-dire une Europe en manteau d’Arlequin, éclatée sur base de ses ethnies. THIRIART, lui, citait le grand jacobin SIEYES comme le modèle de son Etat européen unitaire.
L’Europe unitaire est le concept clé de Jean THIRIART. La base de cette Europe, ce n’est pas la Nation mais l’Etat – il est la colonne vertébrale de la Nation européenne. Cette nation est une nation politique basée sur la citoyenneté. Sont citoyens de l’Europe, non pas ceux qui y sont nés, ceux qui pourraient se revendiquer au nom du droit du sol d’une ethnie quelconque, où au nom du droit du sol d’un lieu de naissance quelconque, mais ceux qui se reconnaissent comme sujets de l’Etat européen, au nom de droits politiques. THIRIART appelait cela l’omnicitoyenneté européenne et il prenait l’exemple en disant ― vous savez que nous sommes partisans de l’intégration de l’Afrique du Nord et de la Méditerranée dans la grande Europe ― « un habitant de Tripoli pourra demain devenir Président de la République européenne, un habitant de Tunis pourra devenir Amiral de la flotte, comme pourra le devenir un Turc ou un Russe ou un Hongrois ou un Français ».
Le concept de THIRIART, donc, est une citoyenneté politique et elle prend ses racines dans le concept césarien-romain de la citoyenneté. Le modèle de THIRIART est l’Empire romain après sa redéfinition idéologique par Jules César et ses successeurs et c’est bien entendu l’Empire romain non pas impérialiste mais comme facteur de paix et de culture.
La conception de la Nation de THIRIART, c’est également la conception jacobine, c’est une nation politique, basée sur une communauté de destin. THIRIART se disait redevable de cette idée au grand philosophe espagnol José ORTEGA Y GASSET. Pour THIRIART, la Nation, ce n’est pas le culte des morts et le passé (ça, c’est la nation idéologique de l’extrême-droite), c’est la nation jacobine, c’est la nation révolutionnaire, c’est la Grande nation française de 1793. J’ajouterai une chose, c’est que cette conception de la Nation comme communauté de destin a été aussi définie au début du XXème siècle par le grand théoricien de l’Austro-marxisme Otto BAUER. C’est un concept qui plonge ses racines dans l’école socialiste et pas du tout à l’extrême-droite.
La deuxième partie de votre question concerne les conceptions de la puissance. Pour THIRIART, évidemment, il n’existe de Nation ou d’Etat réels que des Etats-nations qui peuvent prétendre à l’indépendance réelle, c’est-à-dire qui peuvent choisir leur modèle économique, leur modèle de vie ― le fameux way of life des Américains qui actuellement imposent le leur sur toute la planète ― qui est capable d’aller dans l’espace et de disposer, comme base de sa puissance nationale, de l’arme atomique.
THIRIART définit, c’est son apport à la géopolitique, une physique de la puissance des Nations. Il part d’un constat : dans l’histoire, les Etats sont allés toujours vers des dimensions de plus en plus grandes : la cité grecque a fait place à l’Etat macédonien, la cité romaine a fait place à l’Empire romain, les petits Etats ont fait place aux Empires et, à l’époque moderne, seuls quelques grands Etats, quelques grands espaces, notamment économiques, militaires et politiques, peuvent prétendre à cette indépendance. D’où la nécessité, pour les Européens, de Vladivostok à Reykjavik, de créer un Etat puissant de grandes dimensions, afin de redevenir (à l’Ouest) ou de rester (en Russie) libres.
La notion fondamentale chez THIRIART vient de chez HOBBES, c’est que la liberté, c’est la puissance. Dans la pensée de THIRIART, la puissance de l’Etat n’est pas du tout aliénante, mais comme l’expliquait déjà le grand philosophe HOBBES, la puissance de l’Etat garantit la liberté de cet Etat et partant de ses citoyens. FICHTE développe d’ailleurs à peu près les mêmes théories et lorsque Friedrich LIST se fait le théoricien de l’unification allemande, il raisonne sur les mêmes bases théoriques.

* KORNEL SAWINSKI :
L’Europe selon Jean THIRIART est destinée à s’étendre de Reykjavik à Vladivostok.
Mais qu’en est-il de ses frontières sud ?
Quelle place occupe l’Afrique ?

LUC MICHEL : Première remarque : THIRIART et nous-mêmes parlons de l’Europe de Vladivostok à Reykjavik. Le terme n’est pas neutre, ni sémantiquement, ni idéologiquement, puisque nous pensons que le Piémont d’une Europe libre ne peut plus être aujourd’hui que la Russie qui pour nous est la dernière puissance indépendante des Etats-Unis en Europe (28). Nous disons donc l’Europe de Vladivostok à Reykjavik !
J’en viens à votre question : THIRIART en fait va dans sa pensée fusionner deux conceptions géopolitiques de l’unification européenne :
il y avait une unification du Nord vers le Sud, c’est le concept d’Eurafrique, telle qu’il est développé par Anton ZISCHKA ou DELAISI
et l’expansion de l’Europe, d’Est en Ouest (ou vice-versa).
Beaucoup des théoriciens de la géopolitique dans les années 30 ne vont s’intéresser qu’à l’un ou à l’autre concept. Chez ZISCHKA, l’Eurafrique qui est centrée sur la Méditerranée vise à orienter l’expansion de l’Europe dans cette direction-là, parce que, suite à la victoire stalinienne de 1945 et à la constitution du Bloc soviétique jusqu’à Berlin, on peut dire que le processus d’unification européenne vers l’Est est bloqué. Les théoriciens des grands espaces des années 30, eux, vont tout simplement oublier la Méditerranée, HAUSHOFER parce qu’il méprise les peuples du Sud. NIEKISCH (29), aussi, par exemple, qui parle d’un grand espace européen de Flessingue en Hollande à Vladivostok, parce que lui aussi méprise les peuples latins, ce qui est courant à l’époque dans les milieux germaniques.
THIRIART, lui, va fusionner les deux pensées et proposer une grande Europe, non seulement de Vladivostok à Reykjavik, mais depuis l’Atlantique jusqu’au Sahara. Nous, au PCN, avons un peu augmenté la dimension, pour des raisons politiques : nous disons du Québec au Sahara, parce que nous considérons que le Québec est l’avant-poste de l’européanité face au monde anglo-saxon et nous pensons que nous ne pouvons pas abandonner nos frères québécois à l’impérialisme américain. Nous pensons donc que, géopolitiquement, non seulement l’Islande, mais aussi le Québec appartiennent à l’Europe.

* KORNEL SAWINSKI :
Sur quels axes se développe la pensée géopolitique de THIRIART ?

LUC MICHEL : La pensée de THIRIART se développe sur deux axes :
la création d’un grand espace eurasien de Vladivostok à Reykjavik, par la fusion de ce qui est aujourd’hui l’ensemble des anciennes Républiques soviétiques, pas seulement la Russie, avec l’Union européenne.
Mais sa pensée géopolitique intègre aussi la Méditerranée : elle est pour lui le pivot de la grande Europe et de l’Eurasie.
C’est en cela qu’il est extrêmement novateur, puisque reprenant les théories de ZISCHKA qui ne concernaient que l’Eurafrique, il les applique à la grande-Europe eurasiatique. THIRIART dit que la Méditerranée doit devenir un lac européen dont l’accès sera interdit à toute force militaire non-européenne, à commencer par les USA, qui sera ensuite démilitarisée. Et THIRIART, dans un discours un peu provocateur, ajoute que la capitale de la grande Europe doit être transférée à Istanbul, l’ancienne Seconde Rome de Byzance-Constantinople…
J’ajoute que notre courant politique est partisan de l’intégration de la Turquie dans l’Europe et que nous avons développé cette thèse à partir de 1985. Nous avons organisé plusieurs campagnes sur le thème de la Turquie province d’Europe (30a). La réflexion de THIRIART s’inscrivait également dans cet ordre-là.
Soyons assez clairs sur la question de l’intégration, j’ai pu lire sur des sites d’extrême-gauche qui n’aiment pas le PCN que THIRIART et moi-même voulions reconstituer le IIIème Reich (sic) et que nous voulions recoloniser les peuples de la méditerranée (resic). Notre perspective est très simple : nous sommes pour un Empire et contre l’impérialisme et notre Europe évidemment ne repose sur aucune base raciale, sur aucune supériorité supposée, d’une quelconque ethnie européenne, nous sommes très favorables aux peuples slaves et sommes en politiques pro-russes et pro-slaves. Il ne s’agit pas d’organiser un nouveau Drang nach Osten vers l’Europe de l’Est, mais au contraire ― puisque nous pensons que c’est la Russie qui doit faire l’Europe ― ce serait plutôt l’inverse !
En ce qui concerne les peuples de la Méditerranée, nous sommes pour une libre association et une égalité de droits. Je vous ai parlé des conditions de l’omnicitoyenneté ; le PCN, par exemple, depuis qu’il existe, réclame le droit de vote et d’éligibilité pour toutes les personnes issues de l’immigration, que ce soit en France, en Belgique, en Allemagne ou ailleurs. Nous avons d’ailleurs présenté à Bruxelles la première femme arabe tête de liste issue de l’immigration aux élections de 1995. Les gens qui prétendent que nous voulons recoloniser les peuples de la Méditerranée sont des gens ou mal informés ou particulièrement stupides. Deux Etats d’Afrique du Nord ― la Tunisie et le Maroc ― ont demandé leur association comme premier pas à l’entrée dans l’UE. En Libye, KADHAFI est un grand partisan de l’unification européenne. Il y a donc une aspiration des peuples de l’Afrique du Nord à rentrer dans l’ensemble européen.

* KORNEL SAWINSKI :
Et en ce qui concerne les frontières Sud de la Grande-Europe ?

LUC MICHEL : Votre question parle de frontière Sud, je voudrais développer un concept-clé ― puisque notre interview est centrée sur la géopolitique –, c’est l’opposition entre frontière et rivage, qui est capitale en géopolitique.
Une frontière, c’est quelque chose qui n’arrête rien. Qu’est-ce qu’une frontière ? Le Rhin par exemple, ou l’Oural. Lorsque le Général de Gaulle parlait de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, par exemple, il était un très mauvais géopoliticien ; l’Oural d’Est en Ouest n’a jamais arrêté un conquérant. La Méditerranée est une frontière, elle n’a jamais empêché, même aux pires moments des croisades, des échanges économiques ou culturels.
La géopolitique oppose aux frontières les rivages. Que sont les rivages ? C’est l’horizon ultime que peut atteindre un Etat continental dans une direction donnée. Ce rivage, lui, est véritablement un limes au sens romain, c’est-à-dire une zone d’arrêt. Quel est pour l’Europe, le rivage au Sud ? C’est le Sahara (30b), parce que cette immense masse désertique a toujours été une coupure entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire. Qu’est-ce que c’est le rivage, par exemple, pour la Russie en Orient ? C’est l’accès aux mers chaudes, c’est-à-dire l’inclusion que nous avons toujours prônée, notamment de l’Afghanistan, dans l’espace eurasiatique.
Le désavantage des frontières, c’est qu’elles n’ont jamais empêché aucune guerre. Le Rhin depuis qu’il existe a vu les riverains s’opposer pendant 2000 ans. La Méditerranée n’a jamais empêché aucune guerre. Les rivages, justement parce qu’ils sont un horizon ultime, empêchent les guerres.
La notion capitale de la géopolitique chez THIRIART est que l’Etat géopolitique achevé garantit la paix. La constitution de grands blocs atteignant leurs rivages fait qu’il n’y a plus de rivalité avec d’autres blocs et donc peu d’occasions de guerre.

KORNEL SAWINSKI :
Et l’Afrique dans cette vision ?

LUC MICHEL : Maintenant, vous me posez une question sur la place qu’occupe l’Afrique : Jean THIRIART est un homme réaliste ; il fixe donc le Sahara comme rivage de la grande Europe dans une vision à très court terme, c’est-à-dire au cours des cinquante prochaines années à partir du moment où il écrivait, de façon réaliste. L’inclusion de la Méditerranée dans le processus européen est actuellement un des grands thèmes dans les instituts de recherche de l’Union européenne et la présidence Sarkozy vient de présenter ici le thème de l’Eurafrique venant directement des thèses de ZISCHKA sur lesquelles se base également THIRIART, c’est l’actualité. THIRIART a toujours été un penseur d’avant-garde et les grands thèmes qu’il a développé dès 60-65 sont aujourd’hui encore ― aujourd’hui seulement dans beaucoup de cas ―, les grands thèmes de discussion sur le processus d’unification européen.
La place de l’Afrique ? Elle est double :
THIRIART, qui n’avait évidemment pas une vision raciste ― et le PCN pas davantage ― puisque, par exemple, nous travaillons beaucoup avec les Comités Révolutionnaires libyens et nous avons en Belgique et en France des militants africains noirs. Nous pensons ― c’était le cas aussi de THIRIART, mais aussi de ZISCHKA ― que l’on ne peut pas abandonner l’Afrique à son destin. Nous sommes donc partisans de la création d’un Bloc africain, d’une Unité africaine, qui permette à l’Afrique de sortir du colonialisme et du sous-développement qu’impose et qu’implique le néocolonialisme, et nous pensons que ce Bloc africain doit s’orienter dans un processus d’association ou d’union avec le Bloc eurasien. Maintenant, ceci s’inscrit dans un processus de développement pacifique.

* KORNEL SAWINSKI :
Si on regarde les réflexions géopolitiques de THIRIART dès le début des années 60, dès 1964 et son livre « L’Europe, Un Empire de 400 millions d’hommes », jusqu’à sa mort en 1992, quelles ont été les grandes évolutions ?

LUC MICHEL : Il n’y a pas eu d’évolution, parce que la pensée de Jean THIRIART est globale. Vous savez que le Communautarisme européen est une Ecole de pensée globale comme le marxisme – la seule de ce type précisément avec l’œuvre de Marx. C’est une théorie qui conjugue la politique, l’idéologie, l’économie, des conceptions sociales, une éthique et une vision du monde, la géopolitique prend place dans cet ensemble. C’est aussi une praxis qui associe un Parti révolutionnaire de type léniniste qui vertèbre une idéologie-Vision du monde (Weltanschauung). Cette idéologie-Vision du monde est apparue sous la plume de THIRIART entre 1960 et 1963.
Le génie de THIRIART n’a pas été de créer de nouveaux concepts, mais d’amalgamer toute une série de concepts, de les fusionner dans une espèce d’alchimie idéologique ― vous savez que l’alchimie consiste à fusionner les métaux ― et THIRIART a fusionné différents apports dans une idéologie originale qu’on appelle le Communautarisme européen. C’est une idéologie qui a poursuivi son destin et que nous avons, après sa mort, continué à développer bien au-delà de ce que lui-même pouvait penser. Par exemple, aux Etats-Unis, il y a eu de nombreux débats sur notre Communautarisme, dans le cadre des discussions globales sur l’ensemble des mouvances communautaristes, et pour certains chercheurs américains le Communautarise européen de THIRIART est l’aboutissement ultime de la pensée de HEGEL.
Ce que THIRIART au niveau géopolitique a défini, il l’a défini dès 1960-63, c’est la Grande-Europe de Reykjavik à Vladivostok et la Grande-Europe sur les deux rives de la Méditerranée. THIRIART n’a jamais changé d’un iota là-dessus, ce qui a par contre changé dans sa pensée ― il est un homme pratique, il cherchait inlassablement les moyens de réaliser l’Europe ―, c’est la façon de réaliser l’Europe.
THIRIART a eu une première phase, c’est la phase d’activisme militant, c’est celle du mouvement JEUNE EUROPE (1962-65) (31). A l’époque THIRIART pense qu’il peut créer un mouvement qui va s’imposer dans la rue. C’est une époque d’instabilité, où les régimes européens, notamment à cause de la décolonisation, sont peu stables et il y a des facteurs d’insécurité en Europe. Il y a notamment la grande crise de la IVème République en France qui voit De Gaulle arriver au pouvoir par un processus qui tient non pas du processus démocratique mais du coup d’Etat, il y a l’ébranlement du régime gaulliste par la crise de l’Algérie et le Putch des généraux français d’Alger, il y a les problèmes liés à la succession de Franco en Espagne, de Salazar au Portugal, il y a les crises que connaissent différents régimes d’Europe de l’Est. Il y a donc un sentiment d’insécurité globale. Cette période d’insécurité s’inscrit essentiellement dans une époque qui va de 1955 à 1965. A cette époque là, THIRIART vise à créer une organisation révolutionnaire au travers d’un cadre politique et il est persuadé d’une chose ― c’est une de ses erreurs, là il s’est trompé ― que la guerre du Vietnam va déboucher sur une troisième guerre mondiale et qu’il y aura donc une implication de la Russie et de l’Europe dans cette guerre, et il vise à fournir les cadres d’un mouvement de résistance anti-américain en Europe. C’est dans cette perspective, notamment qu’il se rend en Algérie, puis en Syrie, en Egypte et en Irak, en 1967-68, pour y proposer la création de Brigades Européennes sur le modèle des brigades internationales de la guerre d’Espagne (32) (il avait participé à leur soutien en Belgique comme membre du Parti Communiste), destinées au départ à fournir un encadrement à la résistance palestinienne, mais à revenir à la première occasion possible sur le territoire européen pour développer un mouvement de guerre de libération nationale. On ne comprend pas la pensée de THIRIART ― la période, essentiellement 1960-65 ―, si on ne comprend pas cet aspect trop souvent méconnu de sa personne. Il va continuer à la développer jusqu’à l’échec des brigades européennes en 1968 lorsque, bien qu’il soit reçu au plus haut niveau, notamment par NASSER et Saddam HUSSEIN en Irak, les Soviétiques mettent un veto aux brigades européennes.
A partir de 1965, THIRIART développe déjà aussi une nouvelle voie pour faire l’Europe. C’est celle d’un Parti toujours de cadres ― le Parti Communautaire Européen / PCE (1965-69) (33), mais qui soit un mouvement d’influence, qui ne soit plus un mouvement militant, et qui puisse influencer intellectuellement, non seulement d’autres courants politiques en Europe, mais des régimes politiques, essentiellement en Europe de l’Est. THIRIART a ses entrées au plus haut niveau dans la Roumanie de CEAUSESCU, qui va notamment organiser la rencontre THIRIART-ZHU ENLAI à Bucarest en 1966. Il a ses entrées dans la Yougoslavie de TITO ― vous savez que l’amitié entre le Communautarisme européen de THIRIART, puis celui du PCN, avec la Yougoslavie est une constante jusque la chute de MILOSEVIC. Pour vous dire à quel niveau se faisaient ces contacts, en 1966, la revue officielle diplomatique de l’Etat yougoslave, qui s’appelle MEDUNARODNA POLITIKA (Politique Internationale) publie un long article de THIRIART développant ses conceptions européennes (34).
En 1965, JEUNE EUROPE est supprimée, dissoute, et le mouvement militant fait donc place à un parti européen de cadres, le PCE, le Parti Communautaire Européen qui va servir de modèle à la constitution du PCN en 1984. Que cherche THIRIART à l’époque ? C’est à développer ce mouvement d’influence, à travers notamment les éditions italiennes espagnoles et surtout françaises de LA NATION EUROPEENNE, qui est un journal diffusé à un très haut niveau, qui a des collaborations de nombreuses personnalités du Tiers-mondes, notamment du régime cubain castriste, de l’Algérie socialiste, de la Syrie et de l’Irak baath’istes ou encore du général PERON (35).
En 1968, arrive un événement auquel Jean THIRIART est étranger, c’est l’effervescence du printemps de Mai 68 en Italie, en Belgique, en France. En Italie, le mouvement de THIRIART, s’appelle encore ― c’est le seul pays où le nom a été gardé ― GIOVANE EUROPA, il existe aussi le PCE, mais on emploie les deux noms. Le mouvement qui est très important dans les milieux étudiants, qui a des milliers de membres, va s’engouffrer dans la révolte étudiante et va s’allier à l’extrême-gauche communiste (36), il y a notamment des tracts communs de GIOVANE EUROPA et du Parti communiste marxiste-léniniste d’Italie (maoïste). THIRIART n’est pas partisan de ce mouvement parce qu’il estime, fort justement, que les Printemps étudiants ne sont qu’un feu de paille et qu’il n’y a pas de base idéologique derrière. Il y a une réunion qui eut lieu à Imperia en Italie, du cadre franco-belge et italien de l’Organisation et THIRIART est mis en minorité ― c’est la première fois que ça lui arrivait ― et il part en claquant la porte. Le problème, c’est que le mouvement est exsangue financièrement ― c’était THIRIART qui finançait quasiment seul ― et il décide, non pas d’abandonner la politique, mais de se replier provisoirement sur ses activités syndicales.
Parallèlement à sa carrière politique, il a eu une très grande carrière syndicale dans les milieux de l’optométrie et des opticiens au plus haut niveau. Il est un des créateurs des syndicats d’opticiens et d’optométrie en Belgique et le créateur du seul syndicat européen unitaire intégré existant à l’époque moderne qui est le SOE, le Syndicat d’optométrie d’Europe qui comprenait des membres dans 42 pays ― des sections organisées ― dont le Québec, la Louisiane ― la Nouvelle France ―, mais également ― c’est un cas unique dans l’Europe de l’Est ― qui avait réussi à se faire admettre en RDA, en Roumanie et en Yougoslavie. L’immense majorité des chercheurs qui ont étudié l’action politique et la vie de Jean THIRIART ignorent complètement un des aspects principaux de celui-ci, à savoir, que si THIRIART était un théoricien et un militant politique, il était aussi une grande figure du combat syndical. Pendant toute sa vie, ses activités syndicales et ses activités politiques ont été menées souvent en parallèle et hélas, le syndicalisme a souvent pris le pas sur la politique. J’ai dévoilé cet aspect de la vie de THIRIART dès 1993 dans la brochure « IN MEMORIAM JEAN THIRIART 1922-1992 » (37), mais ceci a suscité peu d’intérêt. J’ai bien entendu reçu à la mort de THIRIART, une partie de ses archives syndicales et notamment de la presse importante qu’il publiait et dans lequel on retrouve de nombreux thèmes issus de ses théories politique.
THIRIART à l’époque est donc le patron de ce syndicat ; il exerce un magistère dedans notamment idéologique et depuis plusieurs années ― 1966-67 ― il se servait de ce syndicat pour financer des cadres du PCE qui étaient employés comme permanents et pour payer certaines publications. Lorsqu’on a accès aux collections de la revue du syndicat qui s’appelle PHOTONS et à la revue LA NATION EUROPEENNE, la maquette est la même, etc. THIRIART m’avait demandé de ne pas parler de cela avant 2000 qui était l’année où les derniers cadres étaient censés avoir quitté le SOE ― ce qui est le cas. Il y a prescription, tout cela était illégal évidemment. Ce sont des méthodes qui sont employées par les parti communistes, par les trotskystes, mais c’est illégal.
THIRIART se replie sur ce syndicat, et il écrit en février 1969 dans le dernier numéro de LA NATION EUROPEENNE francophone ― la revue va continuer pendant un an en Italie ― un article qui s’appelle l’ « Europe, un acte d’intelligence » (38), ou il explique son projet.
Son projet, c’est quoi en cette année 1969 ? C’est de redéfinir l’idéologie communautariste et de former un ensemble de cadres dirigeants pour revenir en politique. Lorsque l’on entend, notamment sous la plume de doctes spécialistes, que THIRIART a disparu de la politique, c’est une des légendes propagées par la Nouvelle Droite notamment, pour s’emparer de ses idées, c’est tout à fait inexact. THIRIART est replié dans l’optique de recommencer, avec des cadres, une action politique. En 1975, il donne une interview aux CAHIERS UNIVERSITAIRES DU CDPU (39). Si vous lisez cet interview, à la toute dernière question « vous reverras-t-on agir et parler au nom de l’Europe », THIRIART sourit et dit « vous allez bientôt être étonnés ». Le problème de THIRIART ― personne n’est infaillible, pour nous ce n’est ni un prophète ni un gourou, c’est le premier militant et théoricien de notre organisation ―, THIRIART, comme tout le monde, a commis des erreurs ―, l’erreur, c’est que lorsqu’on fait de l’entrisme dans un syndicat, il faut le Parti derrière, lorsque l’activité politique se résume à faire exister un réseau au sein d’un syndicat, mais que l’organisation politique n’existe plus, on va à l’échec ; c’est ce qui s’est passé. La politique, THIRIART ne va plus en refaire jusqu’au moment où moi, je vais le rencontrer, avec mon équipe d’alors, en 1982. Son réseau va se diluer petit à petit.
Ce qui va faire que l’idée survive, ce sont deux choses : la publication en 1978 d’une thèse de Yannick SAUVEUR à l’Université de Paris (40) qui s’appelle JEAN THIRIART ET LE NATIONAL-COMMUNAUTARISME EUROPEEN, et qui va refaire de THIRIART quelqu’un d’un peu connu et d’un peu populaire dans les milieux activistes européens. SAUVEUR n’était pas du tout ni militant ni cadre et quand il a écrit sa thèse il ne connaissait pas THIRIART. Il a écrit sa thèse à partir de collections de journaux et a rencontré THIRIART ensuite. A partir de 1979-80, THIRIART recommence à écrire, pour son réseau : il publie des circulaires, des notes, et il définit dès 1980 les grandes thèses de ce que l’on appelé L’ECOLE EURO-SOVIETIQUE, c’est-à-dire les grandes thèses de l’unification de l’Europe depuis Vladivostok et par l’Union Soviétique.
Lorsque je rencontre Jean THIRIART en 1982, je suis déjà partisan de ses idées, j’ai lu son livre L’EUROPE, UN EMPIRE DE 400 MILLIONS D’HOMMES en 1976, et c’est un livre qui m’a convaincu, mais je ne savais pas comment rencontrer THIRIART à l’époque. Dans les organisations que je développe à l’époque, j’ai repris en fait les idées du 400 MILLIONS.

* KORNEL SAWINSKI :
Pourriez-vous esquisser votre parcours personnel ?

LUC MICHEL : A l’époque, moi j’ai commencé ma carrière militante à 14 ans dans la mouvance pro-palestinienne du FPLP, je ne suis pas du tout un militant d’extrême-droite. Je suis issu d’une famille de gauche, à la fibre sociale et laïque impérieuse, où l’on cultive l’Athéisme depuis 4 générations. Il est exact par contre que j’ai cherché – c’était la tactique du FPLP à l’époque –, entre 1976 et 1982, à recruter dans les franges radicales, ce que l’on appelle les franges nationales-révolutionnaires de l’extrême-droite. J’ai recruté d’ailleurs des cadres, mais notre but était d’aller chercher des gens dedans, il n’y avait pas d’affinités idéologiques avec ce que pouvaient représenter ces milieux-là.
Lorsque je rencontre THIRIART en 1982, nous avons une empathie intellectuelle et il y a une sympathie immédiate ; ça ne s’explique pas. Il y à l’époque de nombreux jeunes gens qui gravitaient autour de lui. Vous devez savoir que quand je rencontre THIRIART j’ai 25 ans, lorsque je commence à militer activement j’ai 14 ans ; j’ai dirigé ma première organisation qui est un syndicat étudiant à 17 ans – J’ai un métier, un bagage, une expérience solide derrière moi, je suis quelqu’un qui a une formation intellectuelle. Ma famille, ce sont des gens qui viennent des milieux radicaux socialistes. Mon arrière grand-père est un des fondateurs du Parti ouvrier belge, le POB, qui deviendra le Parti Socialiste ensuite. Et je suis d’une famille – c’est important lors de ma rencontre avec THIRIART – traditionnellement athée. Chez moi, on se fait incinérer depuis la fin du XIX siècle. J’ai donc avec THIRIART une sympathie, puisque nous sommes matérialises-athées et nous aimons les mêmes figures historiques que sont STALINE et Frédéric II HOENSTAUFFEN.
Et THIRIART, qui est avec raison un homme méfiant, m’ouvre quasi immédiatement les portes de ses archives, de son secrétariat – il a des moyens important ; à l’époque, il est le propriétaire de la plus grosse firme d’optométrie européenne ; dans ses bureaux, il y a 50 employés de toutes nationalités –, et THIRIART met à ma disposition son secrétariat politique ; j’ai des bureaux, des traducteurs, des secrétaires, et un petit financement, mais rapidement, nous sommes devenus autonomes sur ce plan.
Ma vie politique et personnelle s’est depuis totalement inscrite dans le cadre de l’action du PCN (41).
J’ai organisé les activités et le secrétariat politique de THIRIART à partir de 1983. Et j’ai, jusqu’à ses derniers jours, bénéficié de sa plus entière confiance politique et de son estime. Dans la dernière interview, restée inédite, qu’il a accordée au journaliste belge Manuel ABRAMOWICZ en juin 1992, THIRIART insiste longuement sur l’estime qu’il me porte et sur le fait que je suis le seul représentant orthodoxe de l’idéologie dont il est le créateur.
Je suis aussi le légataire universel des archives de Jean THIRIART. Celui-ci, dès 1983, m’avait confié la gestion des Archives de notre Organisation concernant la période « Jeune-Europe » puis celle du « Parti Communautaire Européen » (1960-70). Lors du décès de Jean THIRIART, son épouse Alice, qui avait été l’un des cadres supérieurs de notre Organisation dans les années 60, m’avait confié ses Archives politiques. Lorsque Alice THIRIART nous ayant, elle aussi, quittés prématurément en 1999, la fille de Jean THIRIART, Frédérique m’a alors confié les Archives privées de son père et cédé une grande partie de sa bibliothèque politique. Tout ceci est organisé dans le « Fond d’archives Jean THIRIART », qui est géré par l’« Association transnationale des amis de Jean THIRIART » qui vise à défendre la mémoire et l’œuvre de celui-ci.

* KORNEL SAWINSKI :
Revenons à ma question précédente.
Comment s’est fait le retour de THIRIART à la politique active à partir de 1983 ?

LUC MICHEL : En 1983-84, nous relançons les thèses de THIRIART avec la revue CONSCIENCE EUROPEENE et, en 1984, en accord avec lui, nous décidons de sortir quasiment du néant où elle était tombée l’organisation de THIRIART et nous lançons le PCN. Avec le PCN, nous avons l’accord et l’appui de THIRIART qui écrit dans nos publications, qu’il finance partiellement. Nous avons des anciens de l’organisation, mais pas beaucoup, parce que la plupart sont tout simplement sortis de la vie politique, certains sont encore là en 2008 comme mon camarade et ami fidèle Jean-Pierre VANDERSMISSEN, qui est un flamand mais qui est notre responsable à Paris actuellement et qui était là déjà en 1963. Nous avons certains cadres et dès le départ, une idéologie toute prête ; puisque nous reprenons celle de l’organisation. Il n’y a pas eu de maladie infantile idéologique au PCN. Si vous prenez nos textes de 83-84 ou 85, nous pouvons les ressortir maintenant.
L’accord de THIRIART est simple : il ne veut plus de vie militante, donc lui n’intervient pas dans l’organisation politique ; je suis seul maître à bord avec mon équipe et, à l’inverse, lui a la liberté d’écrire ce qu’il veut, ce qui ne nous pose pas de problème puisque j’étais le co-auteur de la plupart des livres qu’écrit THIRIART après 1983. En fait, je faisais un peu le boulot, toute proportion et modestie gardées, qu’ENGELS faisait avec les manuscrits de MARX. MARX était très brouillon, et vous savez que si ENGELS n’avait pas passé les dix dernières années de sa vie à mettre de l’ordre dans les manuscrits de MARX, on n’aurait plus grand-chose. Il y a notamment un volume du Capital qui s’appelle les GRUNDRISSE qui est le plus intéressant et qui a été publié par ENGELS, en fait, et que la collection 10-18 a republié. Je faisais la même chose pour THIRIART. Il était un perfectionniste de l’écriture et revoyait 7 fois, 8 fois des manuscrits et finalement ils atterrissaient chez moi et je faisais de l’ordre dedans. Je n’ai jamais eu une ligne de lui qui n’ait été changée, il les relisait, on était d’accord et je vais dire qu’idéologiquement, si vous lisez les textes que nous avons pu faire ensemble, nous avons un accord à 100%. Tout simplement parce que nous avions une sympathie intellectuelle et les mêmes sources et les mêmes racines.
Le PCN de 84 jusqu’en 1989, c’est une organisation militante activiste et qui rappelle ce qu’a été exactement JEUNE EUROPE ; nous sommes notamment des spécialistes du coup de main : par exemple, pour l’anniversaire d’Hiroshima en 1985, nous occupions l’ambassade des Etats-Unis à Bruxelles.
C’est l’époque où il a une immense agitation. Il y a l’affaire des euromissiles, il y a des centaines de milliers de gens qui sont contre la politique américaine dans les rues, en Allemagne et en Belgique, et le PCN naît en 1984, parce qu’il y a aussi des cadres disponibles, non seulement dans les milieux nationaux-révolutionnaires, mais dans la mouvance pacifiste écologique et dans la mouvance d’extrême-gauche essentiellement post-maoïste. A l’époque, notre centrale est à Charleroi, elle va être transférée à Bruxelles à partir de 1990 et à côté de Charleroi, il y a la base aérienne de Florenne où doivent être implantés les euromissiles américains.


* NOTE 1
Le quotidien belge (flamand) De Morgen écrivait en décembre 2022 : « Michel va désormais agir en entrepreneur géopolitique pour élargir la sphère d’influence russe en Afrique : « un groupe d’entrepreneurs indépendants, nous avons inventé le concept de guerre hybride. Nous travaillons avec la Russie, mais nous ne payons pas pour les services de sécurité. Une guerre hybride se nourrit de différentes manières : militaire, diplomatique et communicationnelle. Je fais ce dernier. « Et puis il y a le Belge, le militant Luc Michel, avec qui tout a commencé. Lui, avec l’idéologue Jean Thiriart (…) avec l’organisation des élections, a façonné les instruments de la reconquête de l’empire soviétique et a créé un espace, de Lisbonne à Vladivostok ». Michel se réjouit des résultats des derniers référendums dans les républiques populaires de Louhansk, Donetsk…

* NOTE 2
Lire ausi :
Esquisse de la guerre hybride. L’action de Luc Michel en tant qu’ ‘entrepreneur géopolitique indépendant’
https://www.palestine-solidarite.fr/esquisse-de-la-guerre-hybride-ix-mon-action-en-tant-qu-entrepreneur-independant/

* NOTE 3
Une précision. Les politologues sérieux, pas les flics de la pensée politique des Universités franco-belges (qui sont souvent des flics tout court, correspondant des polices politiques), classent dans une même catégorie, qu’ils nomment le « National-communisme », des mouvements politiques comme le KPRF russe, le régime de LUKASHENKO au Belarus ou encore le SPS de MILOSEVIC ou la JUL, la « Gauche Unie Yougoslave » de Mirjana MARKOVIC. ET bien entendu notre PCN, qui idéologiquement et politiquement, les a tous précédé de presque une décennie. Lorsque nous étions représentés au Parlement Wallon, en Belgique, dans les Années 1996-98, la questure nous avait étiquetés «national-communistes» (le FN y était étiqueté « extrême-droite »). En 1996-98, nous avions des élus, dont un député, au Parlement Wallon, au Parlement de la Communauté française de Belgique et de 1996 au 1999 au Conseil provincial du Hainaut.

* NOTE 4
« Une tentative du même M. THIRIART (la Jeune-Europe des années 60) a essuyé un échec. Au début des années 80 ses adhérents ont fait une nouvelle tentative: le PCN a été fondé en Belgique (…) Le parti des adhérents de M. THIRIART c’est quelque chose dans le genre de l’Internationale de Marx (…) (A. IVANOV dans ROUSSKI VESTNIK, « Les idées de Jean Thiriart: un commentaire nécessaire », Moscou, septembre 1992).


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